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La Perte de Droit par Défaut de Coordination Inter-Administrations

Le droit des sociétés, en perpétuelle évolution, vise à simplifier les procédures et à garantir la sécurité juridique des opérateurs économiques. En Tunisie, la mise en place du Registre National des Entreprises (RNE) a constitué une avancée significative dans la centralisation et la fiabilisation des données relatives aux personnes morales et physiques exerçant une activité économique. Véritable source d’informations certifiées conformes à la réalité, le RNE est censé être le point d’ancrage unique pour toutes les formalités légales incombant aux sociétés. Pourtant, malgré cet instrument juridique et technique de premier ordre, les entreprises tunisiennes se trouvent encore confrontées à des situations paradoxales où le défaut de coordination entre les différentes administrations de l’État peut entraîner une perte de droit substantielle.

Le RNE : Un Centre de Données Officiel et Exhaustif

Le RNE, régi par la Loi n° 2018-52 du 29 octobre 2018, relative au Registre National des Entreprises, est conçu comme un guichet unique pour l’accomplissement des formalités de publicité légale. Il centralise l’ensemble des informations relatives à la constitution des sociétés, aux modifications statutaires, aux cessions de parts sociales, aux changements de dirigeants, et à toute autre mise à jour affectant la vie juridique des entités immatriculées. Les données qui y sont consignées bénéficient d’une présomption de conformité et sont opposables aux tiers de bonne foi. Les sociétés ont donc l’obligation légale de procéder à toutes les déclarations modificatives auprès de cette administration, garantissant ainsi la transparence juridique et la sécurité des transactions.

La Duplication des Exigences et ses Conséquences Préjudiciables

Paradoxalement, malgré l’existence de cette base de données fiable et actualisée, certaines administrations publiques persistent à exiger des sociétés qu’elles leur soumettent directement et de manière répétée les mêmes informations déjà déposées au RNE. L’Office National de la Propriété Foncière (ONPF) en est un exemple éloquent. Alors que les données relatives à la qualité des représentants légaux des sociétés, à la modification de leur capital social, ou à leur siège social sont scrupuleusement enregistrées au RNE, l’ONPF, pour l’accomplissement de certaines formalités foncières (telles que l’inscription d’une hypothèque, la radiation d’un privilège, ou la modification d’un titre foncier), requiert de nouveau la production de documents attestant de ces mêmes informations.

Cette duplication des procédures administratives est d’autant plus inintelligible qu’une simple interconnexion des systèmes d’information entre le RNE et l’ONPF, ou toute autre administration concernée, permettrait une synchronisation instantanée et automatique des données. L’absence d’une telle interopérabilité des systèmes génère une charge administrative excessive pour les sociétés, contraintes de multiplier les démarches et les dépôts de documents pour des informations déjà certifiées par l’État.

Des Accords d’Interconnexion Existent, mais Restent Lettre Morte

Il est d’autant plus préoccupant de constater que cette duplication administrative persiste malgré l’existence de cadres juridiques et conventionnels visant précisément à y remédier. En effet, des accords d’interconnexion et d’échange de données ont été formellement signés entre le Registre National des Entreprises et plusieurs autres administrations, y compris l’Office National de la Propriété Foncière (ONPF). Un tel accord entre le RNE et l’ONPF a par exemple été conclu en novembre 2021, dans l’objectif affiché de permettre un échange mutuel et sécurisé d’informations et de documents relatifs aux personnes morales.

Ces conventions, saluées comme des avancées majeures vers la numérisation de l’administration et la simplification des procédures, devaient en principe éliminer la nécessité pour les sociétés de redéposer des documents déjà certifiés par le RNE. Pourtant, sur le terrain, force est de constater que ces engagements demeurent bien souvent de l’encre sur papier. Les mécanismes techniques et organisationnels nécessaires à leur pleine application ne semblent pas avoir été déployés ou mis en œuvre de manière effective, laissant les entreprises dans la même situation de contrainte administrative et de vulnérabilité juridique.

Cette discordance entre la norme juridique et la pratique administrative met en lumière un déficit criant de gouvernance inter-administrative et d’exécution des réformes. La simple signature d’un accord ne suffit pas à garantir son implémentation. Elle nécessite une volonté politique forte, des ressources humaines et techniques adéquates, et un suivi rigoureux pour transformer les engagements formels en réalités opérationnelles au bénéfice des opérateurs économiques.

Le Risque Réel de Perte de Droit

Au-delà de la perte de temps et des coûts de conformité additionnels, cette absence de coordination expose les sociétés à un risque imminent de perte de droit. Le temps nécessaire pour extraire les documents à jour du RNE et les « redéposer » auprès d’administrations tierces peut s’avérer critique. Dans des situations où des délais légaux impératifs doivent être respectés (par exemple, pour l’inscription d’une sûreté réelle sur un bien foncier avant l’expiration d’un délai de préemption, ou pour la régularisation d’une situation juridique pour l’obtention d’un agrément), le décalage temporel induit par cette duplication peut entraîner l’irrecevabilité d’un dossier, la forclusion d’un droit, ou la perte d’un avantage fiscal ou contractuel. La bonne foi de la société, qui a pourtant accompli toutes ses obligations auprès de l’administration compétente (le RNE), se trouve alors ignorée, la sanction étant la déchéance de son droit par le seul fait d’une défaillance systémique de l’administration.

Urgence d’une Réforme Structurelle

Il est impératif que les pouvoirs publics tunisiens prennent des mesures concrètes pour remédier à cette situation préjudiciable à la fluidité des affaires et à la sécurité juridique. Ceci est d’autant plus urgent que des accords existent déjà sur le papier, mais leur effectivité demeure un défi majeur, rendant d’autant plus impérieuse leur concrétisation opérationnelle. La mise en place d’un système d’échange de données sécurisé et automatisé entre le RNE et l’ensemble des administrations de l’État est une nécessité absolue. Cette rationalisation des procédures permettrait non seulement de soulager la charge administrative pesant sur les entreprises, mais surtout de prévenir les situations d’injustice où la diligence d’une société est annihilée par le manque de coordination inter-administration. L’objectif final doit être la pleine reconnaissance de la valeur probante des informations contenues au RNE par toutes les entités publiques, garantissant ainsi que l’accomplissement d’une formalité unique auprès de cette institution suffise à assurer la pleine validité juridique des droits des sociétés. C’est une question de cohérence normative et d’efficacité administrative pour un environnement des affaires plus propice à l’investissement et à la croissance.

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